Mars 1987, LA…

« Derek trésor, tu peux garder ta sœur, j’ai une réunion importante. Y’a le dîner dans le frigo. »
« Wai m’man. A plus ! »

J'entends la porte d'entrée claquer, signe que ma mère est partie et que je vais me retrouver seule avec mon grand frère de deux ans mon aîné.

« Elsaa ? »
Avait m'avait-il appelée en haussant un sourcil et en balayant le salon d’un regard circulaire, comme s’il s’attendait à ce que je réponde. Tapie dans mon petit coin, je le regardais me chercher en rouspétant.

« Non on joue pas à cache-cache, on va manger. Ha mais t’as p’tet pas faim ? C’pas grave, j’mangerais le gâteau tout seul ! A plus tard p’tite sœur ! »
« NOOON c’est bon j’viens. »

Il y en a eu plusieurs des soirées comme celles-ci où mon frère devait tenir le rôle des parents. C’est ainsi qu’est née cette complicité presque gémellaire entre nous. Fabriqué sur le même moule que moi, il savait mieux que n’importe quelle baby-sitter comment il fallait faire pour me faire manger, aller me laver ou aller dormir, quoi que pour ça les problèmes étaient plus rares.
Depuis mes cinq ans jusqu’à mes 12 ou 13 ans, ma famille se résumait à lui et bien sûr à ma mère. Oh non, notre père n’était pas mort, mais c’était tout comme. Je m’explique.
Agent de la CIA, toujours sur le terrain malgré son rang de n°1 de la cellule de LA, vous devez bien vous douter qu’il n’avait pas que des amis. Alors pendant un temps, pour sa protection comme pour la notre, nous avons dû simuler sa mort. Il s’est donc promené de planques en planques loupant les plus beaux moments de la vie de famille. Mais bon ce n’était pas entièrement de sa faute.

On dit toujours que l’école est un lieu de socialisation … Oui et non. Heureusement que mon caractère était jovial et que je n’avais pas de mal à aller vers les autres car les enfants jeunes sont les plus cruels et ils savent très vite mettre à part ceux qui ne sont pas comme eux. Trop gros, trop grands, trop intelligents …. N’importe quel critère fait l’affaire et il faut savoir se faire aimer autrement.
Je me souviens que ma mère a été convoquée dans le bureau de la principale, je devais être au collège…

« Mrs Miller, j’aimerais vous parler de votre fille Elsa… »
« Je vous écoute.. »
« Avez-vous déjà songé à lui faire passer des tests de QI ? »
« Non pourquoi ? »
« Eh bien les autres professeurs & moi-même avons des raisons de penser qu’elle a des capacités plus importantes que ses camarades.. Comme son frère en somme. »

C’est ainsi que ma mère a appris qu’elle n’avait pas un mais deux « petits génies » comme elle nous appelait parfois d’un ton très fier mais parfois un brin moqueur, comme pour nous rappeler qu’il faut toujours garder la tête froide.

Les années ont passé, je devenais une jeune fille toujours plus pétillante de malice, pleine de vie, une vraie pile électrique, débordante d’énergie en somme. Je me découvrais un goût pour les sensations fortes et expérimentais toutes sortes d’activités plus ou moins extrêmes pour le plus grand déplaisir de ma mère qui tremblait à chaque fois que je partais faire du ski cross avec des amies… Je ne compte plus les frayeurs que j’ai pu lui faire. La pauvre, quand ce n’était pas le ski, c’était le concours complet d’équitation, le saut à l’élastique… J’ai même tenté le bobsleigh un hiver. Rien que pour voir ce que c’était. Et puis c’est la pratique de sport de façon régulière – mais cette fois des sports plus normaux comme la natation ou le footing – qui m’ont permis d’entretenir une forme physique que certaines m’envient. Et oui, tout se paie. Je ne suis pas du genre à chipoter sur ma ligne mais je suis coquette alors je m’impose des exercices. Normal non ?

J’étais encore au lycée lorsque mon frère nous a quittées pour aller à Yale, la prestigieuse Yale. Ce crétin avait été accepté à Harvard mais lui avait préféré le Connecticut. Pourquoi ? Mystère. Oh il y a longtemps que je ne cherche plus à comprendre toutes les décisions farfelues de mon frère.
Et puis je l’y ai rejoins moi aussi, et découvrais les joies de la vie sur un campus, les fêtes, les confréries et tout ce qui va avec. Ce furent les Alpha qui m’accueillirent parmi elles. Les plus normales du campus dirais-je. C’est là que la transformation se fit de la façon la plus spectaculaire. De garçon manqué durant mes années lycées, je devins une belle jeune femme qui apprenait à mettre ses formes en valeur, à se maquiller pour donner de la profondeur à son regard de jais et qui commençait à faire plus attention à ce qui va et ne va pas ensemble en matière de fringues. Oui la plupart du temps, pendant mes années d’adolescente en débardeur et pantalon genre treillis. Pas très féminin je vous l’accorde. Quoi que. Toute tenue peut rapidement devenir torride… Mais bon ce n’est pas le sujet.

C’est pendant mon séjour à Yale que je fis la connaissance du meilleur ami de Derek. Un anglais, William Linley. Il avait une apparence un peu étrange mais il se dégageait de lui une aura toute particulière qui, je l’avoue, ne me laissais pas indifférente. Ces deux là s’entendaient comme deux larrons en foire et devinrent vite inséparables. D’ailleurs je me joignais souvent à eux et nous avons fini par former le « golden trio » du campus. Jamais deux sans trois après tout. Nous ne rations jamais une soirée, répondant toujours présents lorsqu’il s’agissait de s’amuser – de façon plus ou moins intelligente d’ailleurs – je crois que ces années d’université ont été les plus belles de ma vie. Jusqu’à maintenant en tout cas. William et moi sommes sortis ensemble quelques temps, mais l’amitié était la plus forte à l’époque et cette petite aventure n’a pas duré bien longtemps. Malheureusement d’ailleurs quand j’y repense parce qu’il avait vraiment tout pour lui et on peut difficilement trouver mieux en ce bas monde. En tout cas, je n’ai pas trouvé. Et c’est pourtant pas faute d’avoir essayé. Enfin, on dit que la vie est aussi faite de mauvais choix, je suppose qu’il faut juste faire avec.
Entre temps, Derek & William ont terminé leurs études et préparent le concours pour devenir prof. Première fois que je vois mon frère en train de réviser sérieusement quelque chose. A noter d’une pierre blanche. Ou plutôt, d’un bloc de marbre. Où vont-ils atterrir ? Oui car je suis sûre qu’ils seront reçus. Biochimie et physique, y’a pas tant de candidats que ça.. Oui j’ai remarqué que les sciences attiraient de moins en moins d’étudiants ces dernières années. Dommage. Mais on peut espérer d’un autre côté que ceux qui restent sont les Einstein de demain.

Et moi, que suis-je devenue ? Cinq ans plus tard, j’ai maintenant 29 ans et me voila reçue au concours. Je suis prof. Fraîchement embauchée pour enseigner les maths là où j’ai moi-même étudié. Et devinez qui y est aussi ? Mon frère et … Son meilleur ami. L’année sera-t-elle placée sous le signe de l'amour ? Du succès ? Ou de tous les déboires ? En tout cas ce sera celle des retrouvailles du trio et pour ça, elle promet d’être amusante.
J’avoue que j’appréhende un peu à l’idée de retrouver William. A-t-il trouvé chaussure à son pied maintenant ? C’est mon meilleur ami, mais secrètement, j’espère que non. Peut-être que je devrais juste arrêter de me poser trop de questions.

Et maintenant. Trois ans ont passé. Ma vie n'a pas fondamentalement changé, je suis toujours prof à Yale avec mon taré de frère et William. Sauf que maintenant, et bien nous avons franchi le pas et décidé de ne plus faire comme s'il n'y avait que de l'amitié entre nous. Ca va sans doute vous paraître très niais mais je crois que je suis amoureuse. Oui.. Eperduement et irréversiblement.